Paris était déjà libérée depuis huit mois, les Américains et les Britanniques avaient franchi le Rhin, quand les premiers soldats de l’armée rouge ont atteint, le 23 avril 1945, la lisière de Berlin. Jusqu’à ce qu’un caporal russe, une semaine plus tard, hissât le drapeau frappé de la faucille et du marteau sur la coupole dorée du Reichstag, le jour même du suicide de Hitler, des dizaines de milliers de combattants allaient mourir encore, de part et d’autre. La guerre était perdue depuis longtemps, mais des national-socialistes fanatiques se battaient néanmoins jusqu’à la défaite totale. La plupart des Berlinois vivaient ces jours-là comme un effondrement plutôt qu’une libération. Leur ville était en ruines.
A présent, les Russes sont de retour à Berlin.
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Mais, cette fois, il s’agit d’une invasion pacifique, silencieuse. Entre 100 000 et 200 000 Russes – les estimations divergent grandement – ont immigré dans la capitale allemande depuis la chute du mur. On les remarque à peine. Les Turques, à peu près du même nombre qu’eux, ont donné leur empreinte à tout un quartier de la ville, Kreuzberg. Là-bas, le Döner kebab a évincé la traditionnelle saucisse au curry, les banques ont embauché des guichetiers turcophones et de nombreuses femmes dans la rue portent le foulard, voire le hijab. En revanche, les Russes se perdent dans la ville. Pourtant, ils laissent de multiples traces. Dans les couloirs mal éclairés du métro, on tombe sur des divas d’opéra chantant des romances russes, ou sur des violoncellistes de tout premier plan, au chômage depuis la fermeture de leur orchestre impécunieux. A Berlin, il y a une cinquantaine d’épiceries russes, qui vendent des pelmeni (des crêpes sibériennes fourrées de viande ou…de cerises) et des bliny, le pluriel correct de la galette russe de sarrasin bien connue, sauf qu’elle y est tartinée d’airelles ; du caviar de la Mer Caspienne, de la vodka moldave ou des vins géorgiens. Cependant, la présence russe est surtout culturelle : à travers des théâtres, des cinémas, des galeries, de la musique rock ou pop. Même le chef du nouveau ballet national, dont les 88 danseurs et danseuses ont été recrutés au sein des ensembles – dissous – des trois opéras berlinois, est un Russe, Vladimir Malakhov.
Mais le plus connu et, sans doute, le plus aimé des Russes à Berlin s’appelle Vladimir Kaminer. Une fois par semaine, il y a disco russe au Kaffee Burger, un bar du centre-ville qui, avec ses murs tendus de velours et ses boiseries de palplanches, exhale le charme cosy d’un vieux dancing. Tard dans la nuit, quand il fait un froid à fendre des pierres, une longue file d’attente patiente devant la porte. Car on y danse jusqu’à l’aube opalescente et, à la table de mixage, Kaminer – comme tout le monde appelle le D.J. de 37 ans – est à l’œuvre. Son T-shirt noir arbore l’étoile rouge soviétique et sur les murs alentours sont projetés des dessins animés du temps de l’URSS. Le rock de Saint-Pétersbourg et de Moscou unit Russes et Allemands à leur corps défendant : les premiers viennent pour être entre eux, les seconds à cause de « l’âme russe » dont Kaminer prétend, en raillant, qu’elle est une invention allemande.
Chez Kaminer, la gloire de l’auteur dépasse de loin la notoriété du D.J.. Il a écrit une demi-douzaine de livres, dont le tirage cumulé a franchi le million d’exemplaires. Il s’agit d’anthologies, d’essais, de petites nouvelles et de billets d’humeur, qui ont été traduites en plus de vingt langues. Les héros de ses étranges histoires sont des losers, des artistes de la vie, des aigrefins et des naufragés parmi ses compatriotes. Kaminer raconte ainsi l’histoire du chauffeur turc d’une Mercedes, qui ramène chez lui un acteur russe ivre mort. Il se moque du sexe russe par téléphone, de ces voix susurrantes d’actrices professionnelles qui glissent : « Mon ami, je te sais seul dans cette ville cruelle et étrangère, tous les jours au milieu de ces Allemands dont aucun ne t’offre un sourire. Allez, déboutonne ton pantalon, ensemble on va faire corps avec la nostalgie ! » Kaminer parle bien l’allemand, en adoucissant les consonnes et en roulant les « r » comme dans son russe maternel. Il écrit aussi en allemand, même si ses textes feraient dresser les cheveux à un autochtone pointilleux. « Je ne fais pas dans la littérature », dit-il, sans illusion sur sa personne, « mais dans la recherche existentielle. Je préfère écrire trois lignes de vérité sur la vie plutôt qu’un grand roman ».
A Moscou, Kaminer était ingénieur du son au théâtre et à la radio. Après, il avait travaillé dans la scène alternative rock, puis gagné sa vie comme gardien de parking, convoyeur de bétail en route pour l’Ouzbékistan, avant d’entamer une formation comme auteur dramatique dans un atelier indépendant qui avait cependant dû fermer, le metteur en scène n’étant pas revenu d’un voyage à l’étranger. Alors, lui aussi a pris le large. En juillet 1990, il a acheté pour 96 roubles un billet de train pour Berlin-Est, où il est arrivé le jour où l’Allemagne a été couronnée champion du monde de football. « Dans beaucoup de bistros, le schnaps coulait à l’œil », se souvient le Russe qui, officiellement, n’en était même pas un. En effet, dans son passeport soviétique figurait, en guise de nationalité : « juif ».
Le mur était déjà tombé, mais la République démocratique allemande (RDA) existait encore. Présidé par Lothar de Maizière, le dernier gouvernement de la RDA avait ouvert les frontières, en mai 1990, aux Juifs d’Union soviétique, à la suite de la multiplication de violences antisémites dans des villes russes. En juillet, la RDA avait abrogé l’obligation de visa pour les juifs soviétiques et, en octobre de la même année, quand l’Allemagne fut réunifiée, le chancelier Helmut Kohl ne pouvait pas, pour des raisons d’affichage politique, revenir sur cette disposition généreuse de l’ultime gouvernement est-allemand. Dès lors, les juifs d’Union soviétique pouvaient immigrer dans toute l’Allemagne.
Depuis 1990, plus de 240 000 ressortissants des états de l’Union soviétique en voie de désagrégation sont arrivés en Allemagne, dont 30 000 à Berlin, « sur le ticket juif », comme ironisent de nombreux Juifs eux-mêmes. « Alors que, dans le temps, on avait corrompu des officiels pour faire disparaître le mot Juif du passeport », se souvient Kaminer, « on stipendiait à présent des fonctionnaires pour se faire certifier une identité juive ».
Au moment de l’effondrement de l’URSS, ce sont surtout des Allemands de Russie qui viennent à Berlin. Il s’agit des descendants de colons allemands que la tsarine Catherine la Grande, elle-même issue de la noblesse allemande, avait fait venir au pays, en 1762, notamment pour les établir dans les steppes de la Volga, mais aussi en Crimée et en Ukraine. Après l’attaque lancée, en juin 1941, par l’armée allemande contre l’Union soviétique, Staline a fait déporter 500 000 Allemands de Russie en Sibérie et dans le Kazakhstan. Au regard de la législation allemande fondée pour l’essentiel sur le droit du sang, ils appartiennent au „peuple allemand“ et ont donc droit – depuis 1993, en tant que « émigrés tardifs » – à un passeport allemand. Environ 100.000 Allemands de Russie se sont ainsi établis rien qu’à Berlin, au cours des douze dernières années. Nombre d’entre eux y vivent coupés de leur nouvel environnement, sns travail. Un Allemand de Russie sur trois est alcoolique.
„Beaucoup, vraiment beaucoup d’entre eux, n’ont pas réussi à s’en sortir à Berlin“, avance Boris Feldmann. « Ils ont la nostalgie de leur ancien milieu russe protégé“. Lui-même n’a pas ce problème. Juif russophone en Lettonie, il appartenait à la fois à deux minorités mal-aimées. Journaliste de profession, il est arrivé à Berlin en 1990. Il est aujourd’hui rédacteur en chef d’un hebdomadaire qu’il a fondé en 1996, Russkij Berlin, et qui paraît dans le reste de l’Allemagne sous le titre Russkaja Germania avec à Düsseldorf, Nuremberg et Hambourg des éditions locales. Tirage cumulé : 70.000 exemplaires.
Russkij Berlin n’est pas le premier journal russe à Berlin. Dans les années 1920, il existait dans la capitale allemande plusieurs douzaines d’hebdomadaire russes, voire quatre quotidiens russes et 89 maisons d’édition. En 1923, plus de 360.000 Russes vivaient à Berlin: des aristocrates, avocats, médecins, des grands propriétaires de terres et des industriels qui avaient fui la terreur rouge, des monarchistes restés fidèles au tsar, des émigrés allemands des pays baltes, des soldats des armées anti-bolcheviques. L’actuel quartier de Charlottenbourg étaient alors surnommé « Charlottengrad ». Mais loin de Feldmann toute idée de raviver le vieux mythe du Berlin russe. Non, il veut seulement rendre service aux émigrés d’aujourd’hui, les orienter, leur donner des conseils pour qu’ils surmontent leurs problèmes quotidiens.
Certains d’entre eux ont réussi une seconde carrière. Par exemple Olga Okschewskaja. Cette Russe, âgée de 43 ans, avait été la meilleure disciple du tsar moscovite de la mode, Slava Zaitsev, et avait intégré le premier cercle de la haute couture soviétique. Même Galina Ulanova, l’ex-étoile légendaire du ballet Bolchoï avait commandé une robe pour son 81ème anniversaire à cette créatrice arrivée en 1991 à Berlin. Aujourd’hui, elle dispose d’un atelier de couture dans la partie est de la ville. Sa propre tenue contraste curieusement avec ses créations. Elle porte un baggy sur des bottes noires lacées et montantes. Sur le revers de sa veste en velours rouge côtelé, elle a accroché un macaron de l’Ochrana, le malfamé service secret tsariste, qu’elle a acquis dans une station de métro à Moscou et qui couvre son chemisier blanc frappé de l’étoile rouge, du marteau et de la faucille. En revanche, ses créations puisent dans la renaissance, le baroque, le rococo et l’art nouille : des traînes longues, des jupes en taffetas bruissant, des corsages lacés, des décolletés plongeants.
Après des cours à l’académie des médias digitaux, Olga Okschewskaja a gravé ses connaissances approfondies de l’histoire vestimentaire sur un CD, intitulé « symphonie de haute couture ». C’est là qu’on apprend, par exemple, que les Chinois avaient réussi à garder pour eux, jusqu’au 4e siècle, les secrets de la sériciculture, et que ce furent finalement des moines chrétiens qui ramenèrent en contrebande des vers de soie à Byzance. D’un clic de souris, on y entre dans l’histoire des vestes, du pourpoint au caftan en passant par la camisole. Un clic de plus et apparaissent ses propres créations sur un doux fond musical assuré par le Trio Bravo, un groupe de Russes de Berlin ou, comme on veut, de Berlinois russes.
Mark Aizikovitch, lui aussi, a entamé à Berlin une deuxième carrière. Ayant grandi au quartier juif de Poltawa, une ville dans l’est de l’Ukraine, il avait fréquenté l’école des beaux arts à Charkov, puis intégré le théâtre de Dnjepropetrowsk, avant de créer un groupe de rock. Du temps de l’Union soviétique, il était un acteur et, avec onze disques, un chanteur à succès, qui présentait des émissions à la télévision. Quand il a émigré à Berlin, en novembre 1990, il y était d’abord hébergé dans la caserne de l’ancienne sûreté de l’Etat, qui servait de centre d’accueil aux réfugiés et demandeurs d’asile. Il y côtoyait des Russes, des Roms, des Roumains et des Arabes. « Il y avait des bagarres tous les soirs », se souvient Aizikovitch. « Pendant toute une année, je n’ai rien fait à Berlin, rien que de regarder autour de moi et de me demander : qui sont ces Allemands dont mon père m’avait toujours dit qu’il fallait s’en méfier ? ».
Un soir, Aizikovitch assistait dans un bar berlinois au spectacle d’artistes allemands qui jouaient de la musique juive. « Ca sonnait terriblement faux », affirme-t-il. „Alors, je leur ai chanté une chanson yiddish et je leur ai laissé mon adresse. Bien des mois après, j’ai reçu un télégramme m’invitant à une représentation ». Ce fut le premier pas d’une nouvelle carrière. Depuis dix ans, Aizikovitch se donne régulièrement en spectacle dans un théâtre à Berlin, comme acteur et chanteur. Dans le film de Jeff Kanew, Babij Jar – le crime oublié, il incarne le rôle du chantre. L’écrivain et historien juif-allemand Arno Lustiger, né en Pologne et cousin de l’archévêque de Paris, Mgr Lustiger, considère Aizikovitch comme „le seul interprète juif oriental en Allemagne sinon en Europe de l’Ouest capable de reproduire le folklore traditionnel des Juifs orientaux au meilleur niveau ». Il est vrai que l’artiste a ingurgité le yiddish, en même temps que le russe, avec le lait maternel. Il commande aujourd’hui un répertoire de quelque 300 chants yiddish, mais interprète aussi des chansons en russe et en hébreu. Dans la vie culturelle berlinoise, Aizikovitch, président d’honneur de la commission culturelle juive, occupe une place au premier rang.
Berlin, la „gare de l’Est de l’Europe“, attire de nombreux artistes russes. L’un des plus originaux parmi eux est le peintre Nikolaï Makarov. Il habite, dans le quartier de Wedding, une ancienne usine de près de 300 mètres carrés, qui abrite en même temps son atelier. Le visiteur y est accueilli par un molosse silencieux, un berger caucasien empaillé qui garde la porte d’entrée. Dans le salon trône une baignoire avec des plantes sous-marines et deux poissons. Un uniforme de cosaque pend au mur. Makarov lui-même est habillé, de pied en cap, en noir. Dans cette tenue, et avec sa moustache et son bouc, il ressemble à un anarchiste poseur de bombe des temps tsaristes, ou au mystérieux Raspoutine, dont il a d’ailleurs peint un portrait. Les murs sont chargés d’immenses et sombres tableaux, en peinture acrylique sur lin, dont le flou laisse davantage deviner qu’il ne révèle. Il s’agit de variations sur des thèmes de Rembrandt que Makarov a publiées dans un livre, assorties d’un dialogue posthume avec le maître néerlandais.
Né en 1952 à Moscou, Nikolaï Makarov a déjà derrière lui une vie agitée. Pour des raisons politiques, il a été radié de l’université moscovite, incorporé de force dans l’armée et envoyé à la frontière chinoise, pour y être gardé pendant neuf mois en détention solitaire dans une prison militaire. Ce qui ne l’a pas empêché, en 1975, de co-organiser à Moscou l’exposition interdite du „mouvement des non-conformistes » et d’y exhiber un tableau intitulé – comme le roman de Soljenitsyne – „Le pavillon des cancéreux“. En 1975, il a épousé une Allemande de la RDA, dont il avait fait la connaissance dans la capitale russe, puis a déménagé avec elle à Berlin-Est. Il y a repris, en 1980, ses études d’histoire et la peinture.
Mais Makarov n’est pas seulement connu pour ses tableaux, qui renouent avec la tradition du mysticisme russe, mais aussi pour ses cancrelats. Car, travail subsidiaire, le peintre élève des cancrelats de course. Dans divers bocaux ouverts, dispersés sur des tables et les rebords des fenêtres, grouillent 76 de ses parasites, chacun mesurant à peu près la moitié d’un pouce d’adulte. Tous portent des noms. « Nina est forte en sprint, comme l’était déjà son père », raconte Makarov. „Ivan est vraiment très agressif et sans scrupules, son surnom « le terrible » ne doit rien au hasard. Olga III est dévorée d’ambition et, avec 26 victoires, l’une des athlètes les plus couronnées. Quant à Pamir, c’est un combattant sans foi ni loi, il a récemment sectionné d’un coup de mâchoire une jambe à Olga I ». A la suite de quoi, Pamir a été suspendu pour trois ans de toute compétition, tandis que le membre croqué se trouve chez l’éleveur exposé sous verre. L’incertitude plane sur la participation d’Olga III à la prochaine course, car elle est enceinte jusqu’au cou et risque de dépasser le poids maximal de 10 grammes, au-delà duquel, selon le règlement, nulle blatte n’entre dans le champ de courses long de deux mètres, où les cancrelats fuient à toutes jambes une source lumineuse.
Makarov organise régulièrement des courses de cancrelats, qui sont alors souvent filmées par des équipes de télévision. „Les meilleurs coureurs atteignent une vitesse de l’ordre de 30 centimètres la seconde“, affirme le peintre. „Transposé à l’homme, cela équivaut à 90 km/h“. Des courses de cancrelats étaient déjà organisées au XVIe siècle par des marins à la Jamaïque, puis dans la Russie tsariste. De là, des émigrés russes ont importé la tradition, qui a aussi laissé des traces dans des romans de Tolstoï et de Bulgakov, à Instanbul et à Paris. „Ce sont des bêtes intelligentes“, dit Makarov en guise d’adieu. „D’ailleurs, l’homme leur répugne. Quand on les a touchés, ils se nettoient les jambes et les ailes pendant de longues minutes ».
Traduction: Stephen Smith
Thomas Schmid, EPOK, février-mars 2005, no. 53