Les soldats oubliés |
Thomas Schmid, Berliner Zeitung, 13.03.2014
Dans le petit village de Buglose, situé au sud-ouest
de la France, seuls quelques anciens se souviennent encore du camp dans lequel
la Wehrmacht emprisonnait des hommes africains. Désormais,
un groupe de retraités se bat afin que l’on se souvienne enfin des prisonniers
de guerre issus des colonies françaises.
Tout est la faute de « Klaus ». Sans
« Klaus », ils ne seraient pas là aujourd’hui, munis de piolets, de
bêches et d’un casse-croûte. Sans
« Klaus », le petit groupe de retraités ne se serait jamais
rassemblé. « Klaus » arriva du Golfe de Biskaya il y a cinq ans. Il traversa le sud de la France pour
finalement disparaître sur la route de Bonifacio qui sépare la Corse et la
Sardaigne. Sur son passage,
l’ouragan dévasta la région. Vers le petit village de Buglose, situé à deux
heures de route au sud de Bordeaux et connu pour sa basilique Notre-Dame de Buglose - lieu de pèlerinage, l’ouragan déracina tous les
arbres. Il rendit ainsi visibles les vieilles murailles qui, jusque-là, étaient
restées dissimulées par la forêt – forêt qui, désormais, n’existe plus. (pour lire la suite: cliquez sur "weiterlesen" ci-dessous)
« Je
connaissais déjà le camp quand j’étais enfant » explique Régine Daguinos,
58 ans, présidente de l’association dont l’objectif est que l’histoire de ce
lieu ne tombe pas dans l’oubli. « Quand mon père s’emparait de sa carabine
à plomb, il me disait souvent : "aujourd’hui je vais chasser vers
l’ancien camp." Bien entendu, les vieux se souviennent encore des
Africains et des Allemands. » Lorsque le camp fut évacué après la guerre, les paysans démolirent les
baraques en bois. Ils avaient besoin du matériau pour faire face à la pénurie.
Ils ne laissèrent que les fondations en pierre. Dans les décennies qui
suivirent, le terrain fut reconquis par la nature, jusqu’à l’arrivée de Klaus
qui balaya la forêt sur son passage.
Tous les
mercredis, les dix membres actifs de l’association, dix retraités, se
retrouvent pour nettoyer le terrain et dégager les anciennes fondations. Leurs
voitures sont parquées devant le mirador en bois reconstruit à l’identique et
portant l’inscription « Arbeit Kommando Buglose » (commando de
travail Buglose). Il y a soixante-dix ans, des Arabes, des Africains d’Afrique subsaharienne, et
quelques Asiatiques – des hommes en provenance des colonies françaises d’antan,
d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, du Sénégal, de la Haute-Volta (aujourd’hui
Burkina Faso), du Dahomey (Bénin), de Madagascar et d’autres pays
africains ainsi que d’Indochine
(Viêt-nam, Cambodge, Laos) travaillaient ici. A ceux-ci s’ajoutaient des hommes
des Caraïbes, qui étaient, certes, Français, mais noirs. Tous ces hommes
avaient servi la France et furent retenus en captivité allemande.
Un engagement
hebdomadaire
En mai 1940 la Wehrmacht envahit la France. Après un blitzkrieg qui dura six
semaines, le gouvernement Daladier capitula. L’Allemagne occupa environ 60% du
territoire français. Au nord et à l’ouest elle occupait Paris et Bordeaux,
pendant qu’au sud-est, à Marseille et à Lyon, le régime de collaboration de
Vichy fut mis en place, mené par le Maréchal Philippe Pétain. Un demi-million de soldats
français se retrouvèrent en captivité et furent déportés en Allemagne. En outre, environ 70 000
soldats capturés furent amenés dans les frontstalags – les camps de
prisonniers en zone occupée. Le
régime nazi ne voulait pas de ces prisonniers en Allemagne parce qu’ils étaient
Arabes, Noirs ou Asiatiques. Chaque commando de travail était placé sous les
ordres d’un frontstalag. Le
commando de travail de Buglose faisait partie du frontstalag de Bayonne, ville située à la pointe
sud-ouest de la France. Avec ses 1500 soldats des colonies en captivité,
Buglose était l’un des plus grands commandos.
Le mari de
Régine Daguinos, Pierre Houpeau, 74 ans, tente d’expliquer les raisons qui
poussaient les Allemands à « trier » les soldats capturés :
« Les nazis supposaient probablement que les Africains seraient plus
efficaces s’ils travaillaient au sud-ouest de la France, où le climat est plus
doux qu’en Allemagne. Peut-être avaient-ils également peur que les Africains
amènent des maladies tropicales. Mais, ce qu’ils craignaient sans doute
par-dessus tout était le mélange entre sang arien et sang étranger. La
« Honte noire » a également pu jouer un rôle. Car parmi les soldats
français qui envahirent la Rhénanie après la Première Guerre mondiale se
trouvaient beaucoup d’Africains auxquels les nationalistes allemands
attribuaient toutes les horreurs imaginables.
Houpeau,
ancien employé EDF, est l’historien de l’association. Enfin, il est amateur
d’histoire. Quoi qu’il en soit, il s’est renseigné sur le camp dans les
archives militaires de Paris et dans les archives de la commune de
Sait-Vincent-de-Paul, dont Buglose fait aujourd’hui partie. Il s’est procuré
des documents auprès de la Croix-Rouge Internationale et il est en contact
régulier avec l’historienne Armelle Mabon qui a rédigé un livre sur les
prisonniers de guerre issus des colonies françaises. Le sous-titre de son livre
s’intitule « Les visages oubliés de la France occupée ».
En France,
dans chaque village, on trouve un monument commémoratif avec les noms des
« enfants morts pour la France » dudit village, c’est-à-dire, des
soldats. Quant aux soldats africains tombés pendant la guerre, ils sont, au
mieux, mentionnés collectivement. Mais on ne parle presque jamais des
prisonniers. Peut-être parce que cela rappelle la défaite. Le couple
Daguinos-Houpeau est le noyau dur du groupe de retraités qui s’est fixé comme
but que l’on se souvienne de tous ceux qui, loin de leur patrie, ont combattu
pour la France et qui vivaient ici derrière les barbelés, sous la garde des
Allemands.
Nous sommes
mercredi. Neuf des dix membres actifs de l’association sont venus poursuivre
les travaux de la semaine précédente. Deux hommes enroulent une corde autour du
reste d’un tronc d’arbre et attachent l’autre extrémité au crochet d’attelage
d’une Renault bringuebalante. La voiture n’arrive cependant pas à déraciner la
souche. Les deux hommes entreprennent alors de couper les racines prises dans
le plancher de l’ancienne baraque à coups de pelle et de pioche.
Houpeau a
apporté une photographie aérienne datant de 1945 sur laquelle on distingue 38
baraques : le bâtiment administratif de la Wehrmacht, des cuisines, des
latrines, des salles d’eau, une blanchisserie et d’autres bâtiments d’un côté,
20 baraques-dortoirs de l’autre. Au milieu, un hôpital militaire et la place
d’appel. Les retraités ont déjà réussi à dégager environ un tiers des
fondements. Le camp de douze hectares ressemble à un chantier de fouilles
archéologiques : des niches en demi-cercles d’une buanderie, des restes de
canalisations, les fondements en fer rouillé d’une tour de guet. Partout, des
témoins silencieux d’un triste passé.
« Il y
avait des dizaines de camps de prisonniers de guerre en zone occupée »,
dit Pierre Houpeau, « mais, pour autant que je sache, celui-ci est le
premier à être dégagé ». L’association aimerait recréer au moins une des
baraques dans le courant de l’année. Celle-ci devrait être reconstruite en
bois, avec un toit goudronné et
des lits superposés. Exactement
comme autrefois. Un jour, il devrait également y avoir un musée sur le site.
Mais ce n’est pas pour demain. Pour l’instant, l’heure est au travail physique.
Guy
Cousseau s’appuie sur sa bêche. Bleu de travail, béret noir, bottes de pluie vertes. Il sait s’y
prendre. Il a eu de nombreux métiers : il a été agriculteur, forestier, cheminot. On ne lui
donnerait pas ses 78 ans. C’est le plus âgé du groupe mais il est toujours
présent, chaque mercredi. La ferme de ses parents n’était située qu’à un kilomètre du camp.
Cousseau se souvient bien des baraques, des fils barbelés, des miradors avec
leurs mitrailleuses, et des hommes noirs. « Ils coupaient du bois
dans la forêt, surveillés par des soldats allemands » relate-t-il. « Ils étaient sympa avec nous,
les enfants, mais nous devions nous tenir à l’écart ».
Dans un
communiqué du camp de prisonniers de Bayonne « à la population
française », il fut averti qu’ « qu’il est strictement defendu: 1.
Tout rapport et conversation avec les prisonniers. 2. L’acceptation de
communications écrites. 3. L’acceptation de lettres ou colis pour la
réexpédition par de tierces personnes ou par la poste. 4. De remetrre
directement aux prisonniers des vivres et des denrées alimentaires. Toute
personne contrevenante à ces ordres, ou qui favorise et aide d’une manière
quelconque l’évasion d’un prisonnier sera sévèrement punie. Sera punie de la
peine de mort toute personne civile qui hébergerait ou donnerait asile à un
prisonnier de guerre évadé. »
Environ 50
prisonniers ont vraisemblablement réussi à s’enfuir du camp de Buglose pour
passer la ligne de démarcation qui les mena en France de Vichy à 50 kilomètres
de là, avant que cette partie ne fût également occupée par les Allemands en
novembre 1942. Au moins trois personnes moururent de maladies et au moins l’un
d’entre eux fut tué « d’une balle dans la poitrine », comme le prouve un document déniché par
Houpeau. Mais celui-ci n’en est qu’au début de ses recherches.
Un casque d’acier, trois pistolets
Au milieu du terrain envahi par les fougères se trouve un
petit endroit défriché. « Ceci
était le cimetière » dit Cousseau. « Quand je me rendais chez ma
grand-mère, qui habitait dans le village voisin, je voyais les croix blanches à
travers les barbelés. » Mais ce n’étaient pas les soldats africains de
l’armée française que l’on enterrait ici, c’étaient les soldats de la
Wehrmacht. Après la victoire sur l’Allemagne nazie, Buglose est devenue, entre
1945 et 1948, un camp pour les prisonniers de guerre allemands. Parfois,
ceux-ci étaient alors gardés par des Africains qui s’étaient engagés dans la
résistance après leur fuite. Selon un document de la commune de
Saint-Vincent-de-Paul, il y avait 160 tombes. La cause de la mort des Allemands
n’est toutefois pas mentionnée dans ce document. « Les dépouilles furent exhumées en 1962 » dit
Houpeau. « Elles furent ensuite enterrées dans une tombe de guerre
au nord de Bordeaux.
Sur un
panneau que l’association des retraités de Buglose a amené à l’ancien camp, on
lit : «Souvenez-vous! Ici, des homes qui n’auraient jamais dû se trouver
sur notre terre landaise, ont souffert de la folie d’autres hommes». Il est également rappelé qu’après la
guerre, des soldats allemands ont été interné en cet endroit. En guise
de conclusion, il est écrit en gras « Ni haine ni vengeance ».
Houpeau se souvient de deux visiteurs étrangers qui sont venu au camp l’année
précédente. L’un était Marocain, l’autre de Haute-Silésie. Les deux visiteurs sont
venus voir l’endroit où leur pères furent, à des moments différents, détenus
derrière les barbelés.
Dans une
salle de l’ancienne mairie de Saint-Vincent-de-Paul se trouve un rouleau de fil
barbelé complètement rouillé. Ce rouleau n’est qu’une des nombreuses
trouvailles que les retraités ont déniché lors de leurs travaux dans le camp.
Il est désormais conservé dans cette salle des trésors. On y trouve également
d’autres pièces d’exposition pour le futur musée, tels qu’une boîte de
sardines, une dizaine de douilles, des jambières en tissus, un encrier, une gourde, du charbon de bois, un tube de dentifrice, et,
rongés par la rouille, un casque d’acier et trois pistolets. Il se peut que
tous ces objets soient exposés en public cette année encore, dans la baraque
que l’association aimerait remettre en état dans les mois venants.
Toutefois,
ce musée est voué à n’être que provisoire. En effet, la SNCF a prévu une
nouvelle ligne de TGV reliant Bordeaux au Pays basque espagnol. Michel Bastiat,
le maire de Saint-Vincent-de-Paul, déplie une copie en couleur d’une carte
d’une échelle de 1 : 10 000 sur laquelle les ingénieurs mandatés par l’Etat ont déjà inscrit le
tracé de 13 mètres de large. D’un côté de la voie ferrée, il y a les anciens
bâtiments administratifs de la Wehrmacht, et, de l’autre, les baraques des
Africains. Le train filera à toute vitesse à travers l’ancien camp de
prisonniers de Buglose.
Traduction: Meret Schmid © Berliner Zeitung |